Dépendance à l’alcool : “L’entourage est souvent laissé seul et en détresse…”
Publié le 21 juin 2023 • Par Candice Salomé
Yves, membre de la communauté Carenity en France, a accompagné son épouse, dépendante à l’alcool, dans son combat contre la maladie pendant de nombreuses années. Dans son témoignage, il revient sur son implication, le manque de dialogue et d’échange avec le corps médical et la détresse dont lui et sa famille ont souffert. Il se livre dans son témoignage pour Carenity.
Découvrez vite son parcours !
Bonjour @YBEL56 vous avez accepté de témoigner pour Carenity et nous vous en remercions.
Tout d’abord, pourriez-vous nous en dire plus sur vous ?
J’ai 61 ans, je suis hémiplégique de naissance. Malgré ce handicap, j’ai eu la chance d’avoir une enfance heureuse, une scolarité normale et le hasard m’a orienté vers l’informatique.
J’ai travaillé 30 ans dans l’hôpital de Pontivy où j’ai pu accompagner le développement de l’informatique et progresser professionnellement.
C’est sur notre lieu de travail, qu’en 1993, a débuté notre histoire d’amour. Son regard sur moi a changé, qu’a-t-elle bien pu me trouver, il est entré dans mon cœur un bonheur inespéré dont je connais la cause.
Les voyages, notre passion commune, le mariage et en 1996,1998 et 2002, les naissances de nos trois garçons.
En juin 2004, âgé de 2 ans et demi, notre plus jeune fils a été diagnostiqué porteur d’une tumeur oculaire, un rétinoblastome dont l’évolution présentait un risque vital. Soigné à l’institut Curie, pôle d’excellence de la lutte contre ces cancers, il a été opéré, puis a suivi une chimiothérapie, il est aujourd’hui guéri. Ce combat-là contre la maladie de notre fils, c’est ma femme qui l’a porté bien plus que moi, sans jamais se ménager.
Vous avez été l’aidant naturel de votre épouse. Pourriez-vous nous parler de la maladie et de ce que votre rôle auprès d’elle impliquait ?
« Mon amour, tu es malade, tu es en danger, tu dois te soigner ».
« J’ai peur, aide-moi » Sa main cherchait la mienne.
Ces mots-là, les mots de l’humain, de l’amour et du prendre soin disent notre relation d’aide. De ma prise de conscience de la maladie, à ma présence à ses côtés tout au long de son combat contre la maladie.
Comment la maladie a-t-elle débuté ? Quand ? Comment avez-vous réagi à l’annonce du diagnostic de votre épouse ?
Mon épouse a toujours tout fait pour cacher ses consommations et ses ébriétés. Au début, elle s’alcoolisait le soir au coucher pour que cela passe inaperçu. Ses consommations maladives ont débuté pendant la maladie de notre fils pour s’interrompre ensuite pendant plusieurs années. De ces premières alcoolisations je n’ai rien su, c’est ma femme qui me l’a dit plus tard.
Dire exactement quand la maladie a repris et s’est installée avec une augmentation importante des consommations m’est impossible.
En 2009, j’ai pris conscience de ses ébriétés et immédiatement je l’ai incitée à se soigner. Malheureusement, me concernant, il n’y a pas réellement eu d’annonce de diagnostic en tant que tel ni au début du parcours de soin ni au fur et à mesure de l’aggravation de son état.
Si l’addiction à l’alcool de ma femme était une évidence, à aucun moment la sévérité de sa pathologie et les pathologies duelles dont elle souffrait ne m’ont été clairement communiquées et expliquées. La dépression, l’anxiété généralisée et les pulsions suicidaires omniprésentes ont été des facteurs aggravants de son état.
Au quotidien, en tant que proche aidant, quel était votre rôle ? Dans quoi, et vers qui, accompagniez-vous votre épouse ?
Faire prendre conscience, orienter vers les soins, motiver, soutenir, tenter de comprendre et vivre le plus normalement possible.
Dans les premiers temps, il m’a fallu réaliser que ma femme était gravement malade et la convaincre de se soigner. Ensuite, être à ses côtés quand elle a pris la décision de sa première cure. Être là aussi pour elle à son réveil aux urgences alors qu’elle avait bu jusqu’au coma quatre jours avant d’être admise à la clinique. Et dans les épisodes de mieux, les rechutes, les cures, les postcures, et les périodes de suivi en ambulatoire.
Ne pas craquer, maintenir le dialogue malgré l’aggravation, la dépendance, le déni, le “craving” et toutes les atteintes de plus en plus présentes.
Je ne prétends pas avoir échappé aux pièges de la codépendance. Le stress intense, la colère face aux mensonges, au déni, aux rechutes incompréhensibles quand tout semblait aller mieux. L’hypervigilance, le soupçon omniprésent et ces questions continuelles : “Qu’est-ce que je peux faire ? Comment lui venir en aide ? Est-ce que je fais bien ? Comment protéger les enfants ?”.
Dès qu’elle allait mieux, elle reprenait le combat, et quand sa main cherchait la mienne j’étais là, à ses côtés, et humainement, je ne pouvais être ailleurs.
L’accompagner vers les médecins, les soignants, malgré l’absence de dialogue, d’explication, aucune information ni sur la maladie et son évolution ni sur les traitements, les dommages et les risques, que ce soit pour elle malade, pour nos trois garçons, ou pour moi. Ce maintien à distance, cette absence totale d’accompagnement de l’entourage, ce silence médical est moteur dans l’insécurité du parcours de vie, dans l’incompréhension, la détresse et la mise en danger des familles.
Quel était le suivi et la prise en charge de votre épouse ? En étiez-vous satisfaits ? Pourquoi ?
Notre premier interlocuteur a été notre médecin traitant, qui a orienté ma femme vers une clinique privée pour sa première cure de sevrage. Ensuite, un traitement médicamenteux et un suivi par le médecin traitant.
Insuffisant pour accompagner le parcours de rétablissement et, après quelques semaines, ma femme a rechuté dans la dépression et la consommation maladive d’alcool.
Je l’ai difficilement convaincue de retourner en consultation à la clinique. Ma femme a refusé l’hospitalisation et le psychiatre m’a alors dit qu'elle tenait des propos suicidaires et que je devais l’hospitaliser contre sa volonté.
Cette hospitalisation obligée dans l’établissement de santé mentale de rattachement de notre domicile en service fermé est une procédure effroyablement traumatisante pour la personne malade et également pour le proche « tiers demandeur » de l’hospitalisation sous contrainte.
Le silence médical intolérable qui accompagne cette procédure, en laissant à croire à la seule décision du proche, ainsi seul responsable aux yeux de son proche malade, est destructeur des liens familiaux et de la relation d’aide.
Rapidement, ma femme a accepté un séjour en addictologie et fait le choix ensuite d’un séjour de postcure de trois mois. Séjour qui s’est bien passé et dont ma femme m’a dit son adhésion et son implication dans la démarche de soins.
Malheureusement, par peur de la sortie, elle s’est alcoolisée à quatre jours de la fin.
Sa mise à la porte, sans ménagement dès le lendemain, une procédure de rupture contractuelle sans appel, cette sanction de l’échec, justifiée par des mots qui n’ont rien ni de médical, ni d’humain : “Votre femme a bu, elle a rompu son contrat. L’établissement est couvert, elle part !».
Ensuite, se sont enchainées les périodes de mieux et les rechutes. Le risque vital des alcoolisations massives jusqu’au coma ont été prises en charge aux urgences. Ces pulsions suicidaires et une tentative de suicide en mélangeant alcool et médicaments… Elle a été sauvée in extrémis par les gendarmes
J’ai toujours tenté de convaincre et de remotiver ma femme pour qu’elle retourne vers les soins. Les hospitalisations volontaires ou contraintes se sont enchainées avec, en tout, quatre postcures dans trois établissements différents dont une de 6 mois dans la clinique privée.
Trois de ces postcures ont été interrompues dans les mêmes circonstances : alcoolisation et exclusion. Pour l’une, une exclusion temporaire, où je l’ai retrouvée après son appel de détresse dans un hôtel, inconsciente, déjà très lourdement alcoolisée, avec deux bouteilles de vodka encore pleine à ses côtés.
Comment vous sentiez-vous durant ces années ? Quelle est la charge mentale qui incombe au rôle d’aidant naturel ?
Pourquoi elle, pourquoi nous, l’injustice incompréhensible de cette maladie soudaine ressentie à voir mon épouse souffrir et se détruire à mes côtés.
L’inquiétude et la peur présente à chaque instant, dès lors que l’aggravation continue de son état me laissait impuissant seul devant l’inexorable.
Mon errance de conjoint tentant de s’impliquer au mieux dans sa démarche de soins a commencé quand, reconduit à la porte des urgences, la première fois, j’ai entendu cette injonction : « Vous n’y pouvez rien, protégez-vous, protégez vos enfants ».
Aucune information, ni orientation, ni proposition de prise en charge, alors même que des structures spécialisées existaient déjà dans notre ville.
La spécificité du statut des proches de personnes malades de l’alcool, c’est tous les non-dits et les soupçons qui accompagnent depuis toujours cette maladie, cette potentielle tare familiale.
Si, aujourd’hui, cette image évolue, il n’en reste pas moins que l’entourage est considéré codépendant, en incapacité de comprendre et de s’impliquer dans l’accompagnement du processus de soins.
Au mieux un frein au changement, au pire un probable facteur causal. Mais en aucun cas un usager à prendre en charge au côté de son proche malade. Laissé seul face à l’aggravation de la maladie de mon épouse, sans orientation, accompagnement, ni même aucun interlocuteur face à l’urgence du risque vital. Et concernant ma charge mentale et mon traumatisme, cette seule injonction sans moyen « protégez vos enfants » dit tout de la maltraitance qui a accompagné notre parcours.
Pensez-vous que les aidants soient bien accompagnés ? Que serait-il possible d’améliorer selon vous ?
L’entourage d’une personne malade d’une addiction souffre à ses côtés. Compagnon, conjoint, parents, enfants, amis, collègues, tous sont touchés par la maladie du proche, ce constat fait consensus. Les dommages entrainés par le comportement addict de la personne malade ont de lourdes conséquences sur la qualité de vie, les relations et aussi la santé mentale de ses proches.
Être le compagnon choisi pour la vie, vouloir mener ensemble ce projet de vie familiale, notre attachement mutuel et notre relation amoureuse... Tout cela à fait de nous des partenaires de vie prêts à prendre soin l’un de l’autre, « pour le meilleur et pour le pire ». L’évidence de cette relation d’aide fait de nous des aidants naturels. En cela rien d’extraordinaire.
Pour autant, être reconnu proche aidant, accueilli et accompagné comme tel par les professionnels et les structures qui prennent en charge le processus de soins de la personne malade, n’est en rien une évidence.
Cette injonction : « Vous n’y pouvez rien, protégez-vous, protégez vos enfants » est un message inadmissible et effroyablement efficace pour dissuader les proches de s’impliquer et les inciter à la prise de distance.
Dans les parcours en addictologie et en psychiatrie, l’entourage est avant tout tenu à l’écart, sans interlocuteur dédié, ni information. L’insuffisance de la coordination entre les acteurs et les pénuries de professionnels renforcent la discontinuité de ces parcours complexes. L’entourage est laissé seul en détresse et démuni face aux échecs thérapeutiques, aux rechutes, aux ruptures de parcours. Ce silence intolérable devient moteur de l’insécurité, jusqu’au risque vital, quand la seule réponse obtenue à nos appels de détresse est : « Vous devez la convaincre de se présenter aux urgences ».
Mettre en œuvre cette alliance thérapeutique incluant l’entourage recommandée par l’HAS. Les outils du collaboratif et de la coordination de tous les acteurs. Cet étayage indispensable à la réelle continuité des parcours complexes en addictologie et en psychiatrie.
Accueillir l’entourage, évaluer sa capacité et sa volonté de s’impliquer dans l’accompagnement du processus de soins de son proche malade et lui proposer les moyens de cette implication.
Être informés, formés, accompagnés, soutenus, soignés, seuls et ensemble, pour avoir les moyens de nous protéger, de protéger nos enfants et d’être présents aux côtés de la personne malade qui nous est chère.
Enfin, que conseilleriez-vous aux proches aidants qui vous lisent ?
Maintenir le dialogue autant que possible, toujours aller et revenir vers les soins, et solliciter clairement les moyens de vous impliquer dans l’accompagnement de la démarche de soins de votre proche malade si vous le souhaitez.
L’accompagnement par des professionnels du soin est une nécessité pour l’usager malade et, aussi, pour les proches, tout particulièrement les enfants, qui doivent être protégés.
Plus les soins sont mis en œuvre précocement, mieux cela fonctionne, il est important d’en parler et de convaincre la personne en difficulté à consulter le plus tôt possible.
Pour ne pas rester seul, enfermer dans le silence et l’impuissance face à cette maladie, les associations d’entraide et de soutien mutuel par les pairs mettent à disposition des groupes de paroles à l’intention des malades et de leurs proches.
Nous avons tous connu la maladie, partager nos vécus de malades ou de proches sans jugement, en toute bienveillance et dans le respect de la confidentialité est un réel soutien, n’hésitez pas à nous rejoindre !
Un dernier mot ?
Cette année le thème des semaines d’information pour la santé mentale est : “A tous les âges de la vie, ma santé mentale est un droit”. Être présent aux côtés de nos proches malades et avoir les moyens de leur venir en aide est un droit fondamental pour notre santé mentale.
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