« L’image actuelle de l’alcoolisme et de la dépression contribue à la stigmatisation et à l’isolement des patients et de leur entourage »
Publié le 18 mars 2019 • Par Louise Bollecker
Découvrez l’histoire poignante d’Yves, @YBEL">@YBEL56 ,qui a accompagné sa femme Fabienne jusqu’au bout, luttant contre son addiction à l’alcool et sa dépression. Aujourd’hui, malgré le décès de sa femme, il a choisi de poursuivre son combat pour mieux inclure les proches dans la prise en charge des malades. Pour lire son blog, c’est par ici.
Bonjour et merci d’avoir accepté de répondre à nos questions. Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?
Je m’appelle Yves et ma femme se nommait Fabienne. Je suis un homme de 57 ans, compagnon et mari comblé, père de trois enfants. J’ai vécu 24 ans aux côtés de ma femme que j’ai rencontrée sur notre lieu de travail, un hôpital public. Handicapé de naissance, j’ai toujours été plutôt timide avec les filles alors quand cette très jolie femme s’est intéressée à moi, « il est entré en mon cœur une part de bonheur dont je connais la cause ». Elle m’a tout appris de ce bonheur-là et bien plus. Nous avons eu 3 garçons. Couple fusionnel, nous avons tout partagé.
Votre femme est tombée dans la dépression et la dépendance à l’alcool. Quels ont été les premiers signes ?
Je n’ai pas vraiment perçu son mal-être et sa déprime avant que ses ébriétés soient évidentes. J’ai su a postériori qu’elle avait commencé à boire pour calmer ses angoisses lors de la maladie de notre plus jeune fils puis que cela s’était interrompu pendant plusieurs années. Des difficultés professionnelles ont été le déclencheur de la dépression et de l’aggravation de sa consommation d’alcool. Elle buvait toujours en cachette des alcools forts qu’elle n’aimait pas. Quand j’ai pris conscience de son addiction, elle buvait régulièrement des quantités importantes d’alcool et elle ne pouvait plus cacher ses ébriétés. Quand je lui ai demandé de se soigner, elle a rapidement accepté d’en parler à notre médecin traitant. Puis elle a accepté une cure de sevrage dans une clinique privée.
Comment ont réagi vos enfants et votre entourage ?
Je pense que nous avons partagé la peur de la perdre et une grande souffrance de la voir se détruire. Cela a resserré nos liens familiaux. Les trois garçons avaient 12, 10 et 7 ans quand elle est tombée malade. En tenant compte de leurs âges respectifs et de leur volonté d’en parler ou pas, j’ai toujours dit à nos enfants la réalité de la maladie de leur maman. Fabienne s’est toujours occupé de nous dès qu’elle allait mieux. Pour ses parents, sa maladie était incompréhensible. Les échanges entre eux au sujet de sa maladie étaient totalement impossibles et je sais que ses parents en ont souffert énormément.
La décision de rester avec votre femme était-elle une évidence ? Avez-vous connu des moments de doute ?
Pas un seul instant je n’ai pensé me séparer volontairement de ma femme. Au-delà de la maladie sa présence à mes cotés était l’ossature de ma vie d’homme, de père et un bonheur que je ne peux pas retranscrire. Bien sûr, son addiction nous rendait la vie impossible. J’ai haï sa maladie, le déni, les mensonges et ma propre défiance. J’ai surtout eu peur pour elle à chaque minute pendant plus de 9 ans.
Ne voyant plus d’issue après plusieurs rechutes et de trop nombreuses alcoolisations massives mettant directement sa vie en danger, je lui ai demandé de prendre un appartement afin de se gérer seule et de reprendre sa vie en main. Mais cela restait pour moi une étape de son parcours de soin et en aucun cas une séparation définitive. De même quand elle a été hospitalisée pour des postcures de 3 et 6 mois, j’ai envisagé avec elle qu’elle puisse se séparer de moi si elle le souhaitait, pour pouvoir se reconstruire. J’aurais accepté cette séparation si cela avait pu lui permettre de trouver la voie de la guérison. Mais je sais que nous étions, les enfants et moi, devenus son unique raison de vivre.
Comment a-t-elle été suivie ?
Une première cure a été proposée par notre médecin traitant dans une clinique privée de proximité, pour un sevrage en 3 semaines et un traitement médicamenteux à la sortie. Suite à sa rechute, j’ai été contraint de demander sa première hospitalisation à l’EPSM (établissement public de santé mentale, ndlr) de secteur, contre sa volonté, sur le conseil du médecin de la clinique privée devant qui elle avait tenu des propos suicidaires tout en refusant l’hospitalisation.
Ensuite se sont enchainés :
· Des prises en charge aux urgences alcoolémie > 4G et risque vital
· Une tentative de suicide avérée (courrier), médicaments et alcool avec 5 jours de coma
· Des séjours en hospitalisations volontaires ou en obligation de soin à ma demande en addictologie à l’EPSM de secteur
· Des périodes de suivi en ambulatoire (hôpitaux de jour ou CMPS)
· 4 postcures dans 3 établissements différents (la clinique et 2 centres de SSR en addictologie)
Autant que j’ai pu le savoir, la sévérité de son alcoolisme et la co-pathologie dépressive ont été identifiés rapidement. En l’absence de dialogue concernant le diagnostic et les traitements, je ne suis pas en mesure d’évaluer plus avant ces prises en charges.
Son traitement était-il mis en place dans la durée ?
En dehors des périodes de cure et postcure en hospitalisation, la continuité de son parcours de soins dépendait uniquement de sa volonté et de son état de santé. Y compris après plusieurs tentatives de ma part pour signaler l’aggravation de sa consommation et la dégradation de sa santé, je n’ai jamais été informé du déroulement des soins et des risques encourus.
J’ai su a postériori que ma femme se présentait à l’hôpital de jour avec plus de 2g d’alcool dans le sang. Le personnel de la structure la laissait se reposer sans la faire participer aux activités puis la déposait devant notre domicile sans m’avertir de cette situation. Ces faits sont tracés dans le dossier. Ces faits se sont déroulés après plusieurs prises en charges de ma femme en urgence vitale dont une tentative de suicide avérée.
Lui a-t-on proposé un soutien psychologique ?
Elle était uniquement suivie par les psychologues et infirmiers dans le cadre des séjours en cure et postcure ainsi qu’en ambulatoire. Elle a également essayé en à côté de suivre un traitement en EMDR (pour « eye movement desensitization and reprocessing », soit une thérapie par mouvements oculaires, ndlr) qui a été interrompu par une rechute. Ma femme a fait le choix pendant plusieurs mois et jusqu’à son décès de participer aux réunions du groupe locale des Alcooliques Anonymes. Les pairs aidants sont un réel soutien dans la démarche de soins.
Vous a-t-on, à vous et vos fils, proposé un soutien psychologique ?
Non, pas dans le cadre du parcours de soin de mon épouse, à ce niveau l’orientation s’est arrêtée à ces injonctions :
· Vous n’y pouvez rien
· Vous n’êtes pas le soignant de votre femme
· Protégez-vous
· Protégez vos enfants
· Vivez normalement
· Ne transformez pas vos enfants en sentinelles
Par « chance », notre plus jeune fils était suivi au CMPP (Centre Médico Psycho Pédagogique, ndlr) suite à son cancer et la perte d’un œil (rétinoblastome à 2 ans ½) et la directrice de cette structure par ailleurs médecin addictologue à l’hôpital m’a proposé de me suivre. Son soutien m’a permis de comprendre et de supporter la maladie de ma femme. Pendant la dernière année, ce médecin a proposé à ma femme une thérapie EMDR. Pendant cette période j’ai consulté un psychologue du CSAPA (Centres de Soin, d'Accompagnement et de Prévention en Addictologie).
Comment avez-vous préservé une forme d’unité familiale pendant la maladie de votre épouse ?
Je n’ai jamais douté de notre amour réciproque et nos enfants le savaient également. C’est la résilience de nos attachements mutuels qui nous a permis de rester une famille. Sa volonté de se battre tant qu’elle a pu et de prendre soin de nous nous a permis de toujours faire la différence entre sa maladie, son comportement addict et la femme et la mère aimante qu’elle a toujours été.
Vous expliquez sur votre blog que les professionnels de santé ne sont pas toujours tendres avec l’entourage. Avez-vous le sentiment d’avoir été mis à l’écart ?
Ce n’est pas un sentiment mais bien une réalité qui n’a rien d’individuelle. L’entourage est tenu à l’écart des parcours de soins gérés par les établissements de santé mentale.
L’absence de communication systémique entre les médecins et le conjoint est justifiée par le secret médical et la nécessaire protection du « colloque singulier » qui doit s’établir entre un médecin et son patient. Je ne peux que lister les manques dont j’ai souffert :
· L’évaluation (si elle a eu lieu) de notre environnement, de notre projet de vie et notre couple s’est faite sans aucun contact avec moi.
· J’ai été maintenu à l’écart au même titre qu’un environnement toxique représentant un frein pour la démarche thérapeutique.
· Aucun réel temps d’écoute pour dire ma volonté d’être aidant
· Aucun diagnostic ne m’a été communiqué
· Aucune information sur l’évolution de la maladie, les risques de pulsions suicidaires
· Aucune information sur les traitements médicamenteux de plus en plus lourds et potentiellement dangereux dans ce contexte ou le patient n’est pas en capacité de suivre correctement son traitement
· Aucune information sur son état neurologique qui se dégradait, ce qui me terrifiait
· Aucune prise en compte de mes signalements quand je savais au vu de sa consommation croissante que cela allait finir aux urgences
J’ai dû assurer seul la sécurité de notre quotidien. J’ai dû prendre des décisions difficiles et imposer des hospitalisations à mon épouse sans aucun accompagnement. Je veux citer ces moments ou l’absence d’interlocuteur et de soutien est inadmissible :
· J’ai décidé seul et sans doute trop tardivement au regard des risques de ne plus laisser ma femme conduire.
· J’ai dû la persuader de ne pas reprendre le travail à des moments où elle buvait à la moindre contrariété.
· J’ai géré seul son renvoi des établissements de postcure pour cause d’alcoolisation et les risques associés
· Nous n’avons même pas été reçus ensemble par un médecin pour justifier mon recours à l’hospitalisation contre sa volonté
Savoir me dire que je n’étais pas soignant et me laisser porter seul le mauvais rôle de la contrainte et les échecs du système est une hypocrisie assumée par le système de santé.
Comment pourrait-on améliorer l’intégration des proches dans le parcours de soins ?
C’est la continuité et la sécurité des parcours de soins qu’il faut en premier lieu améliorer. La réalité des pratiques, ce sont des épisodes de soins discontinus sans réelle coordination entre les structures qui travaillent chacune dans leurs limites de responsabilité. Le travail collaboratif, la coordination et la communication entre les professionnels sont la clé de la continuité des parcours de soins. Une orientation systématique de l’entourage vers les structures de soutien type CSAPA (Centres de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie). Des interfaces établies et utilisées pour faire circuler l’information entre ces structures, les médecins addictologues, les psychiatres qui suivent le patient, ceux qui suivent l’entourage, le médecin traitant et également les pairs aidants.
Informer, former, accompagner, soutenir l’entourage pour en faire un acteur du parcours de soins et non plus un spectateur impuissant. Cela est indispensable pour réellement sécuriser et rendre plus performant les soins en ambulatoire, ces soins en immersion dans notre parcours de vie qui se développent actuellement. Cette organisation porte un nom : l’alliance thérapeutique et cette alliance doit intégrer l’entourage en tant qu’acteur essentiel du parcours de soins. Le conjoint aimant n’est pas un soignant mais il est naturellement aidant et il incombe au système de santé de lui donner les moyens de prendre soin de sa famille.
Par ailleurs, l’offre de soins en thérapie systémique, thérapie de couple et thérapie familiale reste aujourd’hui en France totalement insuffisante. Pourtant des structures en nombre croissant font la preuve de son efficacité pour soigner les patients et améliorer le devenir des familles. Il dépend uniquement de la volonté des responsabilités médicales gérant ces parcours d’obtenir des moyens et de les mettre en œuvre pour construire une offre de soins à la hauteur du problème de santé publique que représente l’alcoolisme.
Qu’est-ce qui était le plus dur dans le fait d’accompagner votre épouse dans son combat ?
Au plus intime, c’est de voir la femme que j’aimais souffrir et se battre contre cette maladie sans arriver à en sortir. La voir aller mieux puis rechuter sans comprendre. Prendre conscience de l’aggravation, du risque vital et des atteintes neurologiques. Se réveiller en sursaut, alerté par sa respiration, constater qu’elle ne réagit plus et composer le 15. Tout cela dans le silence mortifère du corps médical.
L’image de l’entourage des alcooliques est présenté sans distinction, co-dépendants, co-alcooliques, incapables de changement et se rendant complices en voulant aider. Cette image et cette phrase « vous n’y pouvez rien, vous n’êtes pas soignant » paralyse l’entourage et diffuse honte et culpabilité. Tout cela nous persuade de notre impuissance et nous amène à penser que la séparation est la meilleure solution pour nous protéger et protéger nos enfants. Cette phrase sentencieuse : « quand l’alcool apparait, généralement les couples éclatent » décrit la trajectoire préformatée de notre parcours. Nous tenir à l’écart est tellement plus simple que de travailler à faire de nous des partenaires efficaces.
Oui, le silence des professionnels et l’image de l’alcoolisme m’ont paralysé me laissant dans l’incompréhension, la peur de l’inexorable et le doute de mal faire à chaque mot que je lui disais pour tenter de l’aider.
Vous parlez de « spirale infernale », comment pensez-vous que d’autres patients pourront en sortir ?
Dans de nombreux cas, les soins fonctionnent, cure et postcure sont efficaces. Plus les alcooliques s’engagent tôt dans une démarche de soin volontaire en se reconnaissant malade et plus ils arrivent à vaincre leur addiction. Dans les formes les plus sévères ou l’alcoolisme s’accompagne de dépression et de pulsions suicidaires, le parcours de soins est beaucoup plus difficile, les échecs sont fréquents. Ne pas donner les moyens d’aider à un entourage se voulant aidant est dans ce cas de figure un gâchis effroyable.
Sur votre blog, vous parlez de la dépression et de l’alcoolisme comme des maladies « silencieuses et cachées ». Trouvez-vous qu’il n’y a pas assez de prévention et de médiatisation de ces deux pathologies ? Comment améliorer les choses ?
L’image actuelle de l’alcoolisme et de la dépression contribue à la stigmatisation et à l’isolement des patients et de leur entourage. Cette simple recherche sur google « famille alcoolique » retourne plus de 1600 résultats. Plutôt que de nous désigner au mieux victimes au pire complices et de garder le silence, il faut soigner ces maladies au grand jour. Donner la lisibilité du parcours à tous les intervenants contributeurs de la démarche de soins est essentiel. Les structures existent, l’entourage doit savoir au plus tôt où s’adresser pour obtenir du soutien.
Quel conseil donneriez-vous à un proche qui accompagne actuellement une personne dépressive ou alcoolique ?
Ne pas rester seul, s’adresser aux structures type CSAPA pour rencontrer psychologues, médecins, ou personnel infirmier. Des groupes de parole pour les membres de l’entourage existent dans les associations de pairs aidants. Cette démarche contribue à faire savoir à la personne ayant un problème d’alcool à quel point sa santé et son comportement préoccupe ses proches. Cela peut inciter la personne malade à consulter ou à accepter de rencontrer des pairs aidants.
Faire le maximum pour rencontrer les médecins ou les soignants aux côtés du malade quand celui-ci entame un parcours de soin et se présenter comme aidant naturel ou pair aidant.
Votre femme est malheureusement décédée. Pourquoi avez-vous décidé de poursuivre le combat à travers votre blog ? Pouvez-vous nous en dire plus ?
J’ai publié mes premiers textes moins d’un mois après le décès de fabienne. Le tout premier, « Briser le silence », commence ainsi :
Résumer notre parcours en quelques lignes n’est pas chose facile.
Dire d’abord que ma démarche tient du devoir de mémoire, de l’instinct de survie, de la démarche de deuil et de la nécessité de donner une suite à notre combat contre la maladie.
J’ai écrit « refuser de subir une peine de relégation dans ce silence d’outre-tombe ». Je participe à des groupes de parole sur le deuil et demain j’espère apporter mon aide dans les groupes pour l’entourage d’une association de pairs aidants. En me disant « compagnon traceur » je fais référence à la méthode de contrôle de qualité des « patients traceurs » que les établissements et l’HAS utilisent pour contrôler et améliorer la qualité des soins. Cette méthode utilise les interviews ciblées de patients et ou de leur proches pour évaluer les pratiques. Je suis prêt à contribuer à cette évaluation avec tous les professionnels de santé qui souhaitent travailler à diminuer l’écart entre leurs pratiques actuelles et les pratiques qu’ils définissent eux-mêmes comme idéales. Je tiens également à leur disposition mille pages de dossiers médicaux.
Un mot de la fin ?
J’étais l’aidant naturel de ma femme très gravement malade et j’ai fait tout mon possible pour le faire savoir. Peu importe le nom et la nature de sa maladie, j’étais légitimement en droit d’attendre comme tout aidant, soutien, accompagnement, informations sincères, soins. Dans ces conditions, être maintenu à l’écart est une maltraitance. Je veux juste le faire savoir et reconnaitre pour tenter d’éviter à d’autres ces pertes de chances.
Merci beaucoup à Yves d'avoir partagé son expérience ! Connaissez-vous des situations similaires ? Echangeons ensemble pour trouver des solutions et obtenir du soutien !
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